Eté 1787

Silence, silence, petits frères, notre silence, celui dont seuls les ¨élus¨ peuvent en percevoir l’indicible pureté.

Ce silence à nul autre pareil, percutant, insaisissable, qui nous rend si forts, si impressionnants au regard du commun des mortels, en le ramenant à sa condition vulnérable et éphémère d’être humain.

Tant d’êtres humains ont foulé mon manteau immaculé, le croyant à leur portée, mués par l’envie de me dompter et tant d’êtres humains ont échoué.

Comme lors de cet été d’août 1787, quand, perçant le silence d’or de l’aube naissante, j’ai entendu les pas et les larmoiements de ces quelques alpinistes venus gravir mes flancs.

Je leur ai laissé tout d’abord croire qu’ils pouvaient me vaincre, s’aggriper à moi, me meurtrir, moi et les miens, me fouler de leurs pas chancelants, avec leurs bâtons de bois.  Je les ai regardés sans rien dire, pour les laisser souffler. Je les entendais escalader peu à peu toutes les étapes, certains avec un visage larmoyant et crispé, d’autres avec un sourire vainqueur, le soleil rougissant leurs joues.

Je les ai laissé m’apprivoiser, mais ils se sont installés. Ils ont cru qu’ils pouvaient me dominer et que leur toute puissance pourrait être plus forte que cette nature dont ils ne connaissaient rien.

Et c’est alors que l’un d’entre eux a pris son bâton, l’a enfoncé dans ma ¨chair¨ avec virulence, avec un sourire satisfait et il a hurlé ¨Victoire¨ ¨Victoire¨ ! Nous sommes arrivés, nous l’avons vaincu !

Alors à ce moment là, je ne pouvais plus, ils ne pouvaient pas être les plus forts, ils ne pouvaient pas briser ce silence qui nous appartient.  Je me suis défendu pour protéger les miens et j’ai secoué mon manteau jusqu’alors immaculé, pour leur faire comprendre que rien ne pouvait me conquérir et qu’ils devaient s’en aller. Une partie de mon long manteau s’est envolé comme un souffle, les bousculant férocement, oubliant le silence, mêlé maintenant à leurs cris et leurs plaintes.

Je ne pouvais pas les laisser nous dominer….

 

Puis le silence, notre silence, est revenu, seul un aigle royal a poussé un cri dans notre immensité cristalline.

Texte de Prisca Franc, écrit lors de l’atelier :”Feux d’artifice : foisonnement cérébral illimité”, au Musée d’histoire des sciences de Genève, le 21 janvier 2018.

Illustration : “Voyage de Mr. de Saussure à la Cime du Mont-Blanc”. Christian von Mechel (1737-1817).